- STRUCTURE ET ART
- STRUCTURE ET ARTLa métaphore architecturale occupe une place relativement insoupçonnée dans l’archéologie de la pensée structurale qu’elle aura fournie de modèles le plus souvent mécanistes, fondés sur la distinction, héritée de Viollet-le-Duc, entre la structure et la forme. La notion d’ordre, telle que l’impose la théorie classique, et dans la formulation nouvelle que suggèrent les développements les plus récents de l’art de bâtir, devrait au contraire permettre d’échapper à une telle dichotomie, la théorie de l’architecture n’ayant pour sa part qu’à gagner du progrès de la pensée structurale et de son approfondissement.Pour une archéologie de l’idée de structureLa question de la structure vaut d’autant plus d’être posée en matière d’art que le mot lui-même dérive, sinon de cette matière, au moins du matériau que met en œuvre l’art structural par excellence, l’architecture. Structure désigne chez Vitruve une maçonnerie de briques ou de moellons noyés dans un mortier. C’est dire que, s’il a eu d’emblée une connotation constructive, le terme n’impliquait pas à l’origine la notion d’une organisation d’unités qui s’opposeraient et se délimiteraient mutuellement, et moins encore celle d’un système réglé de dépendances internes, mais seulement celle d’une concaténation plus ou moins amorphe d’éléments mal différenciés. C’est encore en ce sens que la linguistique présaussurienne – comme Ferdinand de Saussure l’observait lui-même – usait des termes «structure» et «construction» pour rendre compte de la formation des mots, et d’abord de la lente «cimentation» d’éléments qui aboutit à une synthèse où s’effacent les unités originelles. Une archéologie de l’idée de structure aurait à établir à quel moment, dans quel contexte (celui-là que signale la traduction du traité d’architecture de Vitruve en langue anglaise, par James Leoni, en 1726) le mot en est venu à désigner non plus une masse de maçonnerie inerte, mais la bâtisse elle-même, considérée dans son ordre propre, celui d’une construction obéissant à des déterminations tout ensemble mécaniques et fonctionnelles que résume assez bien la notion d’architectonique : le Dictionnaire de Trévoux, dans son édition de 1771, définit la structure comme «la manière dont un édifice est bâti». Or c’est à ce titre que le modèle architectural aura informé la pensée, avant même que celle-ci ne fût devenue structurale.Ce n’est pas ici le lieu d’étudier la fortune des métaphores architecturales dans la philosophie et dans les sciences de la nature: le seul fait que Kepler ait placé au principe de son système du monde un dieu architecte témoigne assez du prestige dont s’auréolait aux yeux d’un homme de l’âge classique un art qui, loin de rien devoir à l’imitation, paraissait avoir servi de modèle, par anticipation, au Créateur lui-même; c’est que si l’on pouvait feindre que Dieu se fût inspiré de l’art des hommes pour créer le monde, et qu’il ait dû s’astreindre à suivre l’ordre et la règle, et à tout mesurer comme doit le faire un bon architecte, les opérations de la science trouvaient leur justification, leur fondement transcendantal: une même puissance de construction était à l’œuvre, dans l’univers et dans la science, dont l’art de bâtir proposait à l’esprit les images, sinon le modèle.La fonction-signeSi l’œuvre d’architecture sollicite la pensée contemporaine, c’est moins pour des raisons de nombre et d’harmonie que par l’exemple qu’elle propose d’un ensemble ordonné et qui puisse être visé simultanément comme un système de fonctions techniques et utilitaires, et, au moins par figure, comme un système de signes. La métaphore joue au niveau des systèmes eux-mêmes lorsque Merleau-Ponty, pour illustrer la conception «diacritique» du signe qui était celle de Saussure, définit l’unité d’une langue comme une «unité de coexistence», comparable à celle des «éléments d’une voûte qui s’épaulent l’un l’autre», ou lorsque Claude Lévi-Strauss prétend déceler dans la culture une architecture similaire à celle du langage. Mais elle revêt une portée proprement épistémologique lorsque Saussure, pour rendre compte du mécanisme de la langue et des deux types de rapports, syntagmatiques et associatifs (ou, comme on dit aujourd’hui, paradigmatiques), qui en font le ressort, compare les unités linguistiques qui entrent en composition dans le discours aux parties d’un édifice, et nommément à la colonne. Car une colonne ressortit simultanément à deux ordres de coordination, l’un réel (ou syntagmatique), qui correspond à l’axe des combinaisons, l’autre virtuel (ou paradigmatique), qui correspond à celui des substitutions. D’une part elle entretient avec les éléments – socle, stylobate, entablement, arc, etc. – qui la précèdent ou qui lui succèdent dans l’étendue un certain rapport de fait, comparable à celui qui unit dans le cadre du discours les éléments consécutifs de la chaîne parlée; d’autre part elle convoque dans l’esprit, par un jeu d’associations mentales, et comme ce peut être le cas d’un terme quelconque emprunté au lexique, le groupe, la série des formes auxquelles elle est apparentée – colonnes des différents ordres, mais aussi piles et supports de toutes espèces – et dont chaque système architectural définit pour sa part le répertoire. Autour de la colonne «flottent» – pour reprendre le mot de Saussure – d’autres formes qui représentent une modulation différente de la notion de support . L’important étant que, dans un système architectural comme dans la langue elle-même, tout revienne non seulement à des différences mais aussi à des groupements, chaque unité est choisie à partir d’une double opposition mentale, l’idée, la fonction appelant non pas telle forme déterminée, mais tout un système latent grâce auquel sont obtenues les oppositions nécessaires à la constitution du signe. On voit quel argument une sémiologie de l’architecture pourrait tirer, aujourd’hui encore, de la métaphore saussurienne, dès lors que celle-ci met en jeu un élément tout ensemble architectonique et décoratif, et dont la valeur est au moins ambiguë: soit que l’histoire ou la tradition ait consacré la colonne, par-delà la diversité des systèmes, comme l’un des membres privilégiés de l’architecture (pour aujourd’hui la répudier non moins résolument: «Qui nous débarrassera de la colonne?» demandait Frank Lloyd Wright): soit que cette forme apparaisse motivée, dans sa récurrence même, par l’universalité de la fonction; soit, enfin, que cet élément n’ait d’autre valeur qu’une valeur d’emploi, l’architecture jouant délibérément du fait que toute fonction se pénètre de sens et qu’un même élément fonctionnel – une même fonction-signe , pour reprendre le concept introduit par Roland Barthes dans le champ sémiologique – puisse être mis en œuvre, simultanément, pour sa valeur d’usage et pour sa valeur de signe.Architecture et systèmeIl reste que l’art de bâtir donne à considérer des ensembles organisés dont l’agencement paraît répondre à une nécessité objective, sinon naturelle, l’œuvre d’architecture étant, parmi les produits de l’art, celui qui se prêterait le mieux à une analyse objective pour ce que la loi de construction n’en paraît pas devoir être cherchée dès l’abord dans l’esprit, mais plutôt dans les choses, dans la matière elle-même. Un édifice doit nécessairement satisfaire, en chacune de ses parties, à des principes de cohérence et d’équilibre, de résistance, de composition des forces, de stabilité, qui suffiraient à le définir comme un système fondé en tant que tel sur un réseau de relations «réelles». L’analyse structurale du fait architectural, telle que le Dictionnaire raisonné de l’architecture française en énonce le programme, implique l’abandon du point de vue strictement descriptif; le modèle de son propre fonctionnement que propose l’édifice gothique à travers le réseau de ses nervures, ce modèle n’est peut-être qu’illusoire, s’il n’est pas trompeur: une longue polémique aura opposé aux tenants du «rationalisme médiéval» des techniciens prétendument mieux au fait des réalités constructives, et malheureusement moins portés à «rêver» que ne l’était Viollet-le-Duc ; si la discussion n’a pas trouvé de conclusion satisfaisante, c’est que le problème était mal posé. Il suffit pour s’en convaincre de constater que là où ses critiques n’auront trouvé à proposer qu’un retour aux formules les plus paresseuses de l’histoire des styles, le Dictionnaire anticipe quant à lui de façon étonnante sur les développements les plus récents de la pensée structurale dans le champ des sciences humaines. C’est d’abord la volonté de penser le phénomène architectural en termes de systèmes , plus ou moins liés et cohérents, et tels qu’une modification apportée à l’une quelconque de leurs parties ne peut manquer de retentir en d’autres points de l’organisme constructif. C’est ensuite la notion d’unités fonctionnelles, d’éléments eux-mêmes structurés, qui fournissent la matière des différents articles du Dictionnaire , et qui, loin d’apparaître comme autant d’entités indépendantes, n’ont d’autre réalité que différentielle, définis qu’ils sont par l’ensemble des relations fonctionnelles, positives et négatives, d’implication ou d’exclusion, de compatibilité ou d’incompatibilité, qu’ils entretiennent les uns avec les autres. C’est l’affirmation que la syntaxe architecturale, à l’instar des mécanismes du langage articulé, ne se réduit pas à la combinaison, à la coordination de formes de valeur égale, mais qu’elle enveloppe une organisation hiérarchique des unités constituantes, ces dernières étant agencées suivant un ordre strict, mais variable, de subordination: si le temple grec est pensé «par le bas», en fonction des supports, la cathédrale gothique l’est «par le haut», en fonction des voûtes, pareille hiérarchie, il faut y insister, n’ayant rien de «naturel». D’où l’idée, corrélative des précédentes, qu’il devrait être possible de restituer sinon le système, au moins quelques-uns des principes structuraux qui président à son organisation, à partir de l’un quelconque des éléments. C’est enfin, pour abréger, l’intuition que, si le phénomène architectural a un sens, celui-ci ne doit pas être recherché au niveau des éléments, comme le voudrait une conception seulement pittoresque de l’art de bâtir, mais à celui du système lui-même. Les éléments n’ont pas par eux-mêmes de réalité, mais pas davantage de «signification»; et si l’examen de tel profil ou de tel membre d’un édifice gothique est propre à suggérer l’idée d’un rationalisme impérieux, c’est dans la mesure où la disposition de ce membre ou le tracé de ce profil se justifient par référence à l’ensemble auquel ils ressortissent: le «système» gothique, en retour, véhiculant moins des significations constituées qu’il n’aura offert à une pensée aventureuse et cependant systématique un terrain propice à ses expériences, un lieu où elle pût faire l’essai d’elle-même et prendre conscience de ses fins, de ses exigences propres, jusqu’à atteindre à ce moment d’équilibre dont les grandes cathédrales du XIIIe siècle portent témoignage.Dans la mesure où elle conduit à substituer aux données descriptives les réalités de la pratique constructive, l’analyse structurale du phénomène architectural incite à distinguer entre l’instance de la structure et celle de la forme, et à poser la question de leur articulation, concrète autant que théorique. D’un côté la structure, les principes, la réalité constructive (et encore: l’ossature, sinon l’échafaudage, toutes métaphores dont il faudra mesurer l’impact dans le registre épistémologique, et par exemple chez Freud, lorsque travaillant, dans la Traumdeutung , à «reconstruire» l’appareil psychique, celui-ci avertit de «ne pas prendre l’échafaudage pour le bâtiment lui-même»); de l’autre la forme, l’enveloppe, l’apparence donnée à l’édifice, avec, entre ces deux pôles, tout l’éventail des relations possibles, de la complémentarité à la contradiction, de la traduction terme à terme au contresens. C’est dire que la structure correspondrait à la réalité la plus substantielle de l’objet, à l’ordre des relations constructives réelles, des lois mécaniques qui font que l’art de bâtir est d’abord affaire de science, au moins de technique. Le partage entre forme et structure paraissant ainsi répondre aux impératifs d’une méthode qui vise les systèmes linguistiques et les structures sociales comme autant d’objets indépendants de la conscience qu’en prennent les sujets parlants et les individus historiques, le linguiste ou l’anthropologue d’obédience structuraliste admettant explicitement que ces systèmes peuvent être aussi différents de l’image que les hommes en forment que la réalité physique l’est des représentations qu’ils en ont et des hypothèses qu’ils formulent à son sujet.Puissances de l’objetL’art de bâtir s’accommode mal, dans son concept fondamental, du partage entre la réalité et l’apparence. Le travail d’architecture – et c’est précisément à ce titre qu’il est aujourd’hui contesté, qu’il fait l’objet dans son principe même d’une critique radicale – obéit à d’autres déterminations que simplement fonctionnelles ou utilitaires: l’ordre qu’il tâche à introduire dans les choses, sinon dans les affaires humaines, cet ordre n’a lui-même rien de «naturel» ni même d’«organique», apparenté qu’il est plutôt – comme déjà l’avaient reconnu les théoriciens du siècle classique, au premier rang desquels le traducteur de Vitruve, Charles Perrault – à celui du discours. L’ordre classique n’offre pas tellement l’image d’une ossature idéale qu’il ne règle la distribution des éléments de l’architecture, supports de différents types et de différents modes, ouvertures, etc., non seulement en façade mais à l’échelle du bâtiment tout entier, et suivant des principes qui pour n’être pas toujours explicites ni même consciemment appliqués n’en sont pas moins contraignants (tel celui qui veut que les ordonnances à colonnades, engagées ou non, soient réservées aux façades intérieures, toute infraction à cette règle posant d’emblée un problème, prenant dès l’abord une valeur particulière). Il n’en reste pas moins qu’il emprunte sa puissance logique du travail métaphorique qu’il suppose comme sa condition. L’ordre peut bien n’être qu’un masque plaqué sur une bâtisse dont il ne manifeste aucune des articulations réelles, quand il n’y contredit pas ouvertement: dans son apparence comme dans les rapports qu’il entretient avec cette même bâtisse, il n’en témoigne pas moins de la nature nécessairement structurale des effets produits, par voie de métaphore, dans le registre symbolique.Les développements les plus récents de l’art de bâtir, et au premier chef la généralisation des coques en voile de béton précontraint aussi bien que des structures métalliques en réseau, indiquent en quel sens le travail architectural pourrait, aujourd’hui encore, informer la pensée, la théorie: forme et structure cessent d’être conçues dans leur accord ou leur discord éventuel dès lors que la forme est directement pensée en termes de structure et la structure en termes de forme. Mais la structure cesse alors d’apparaître comme l’ossature ou l’échafaudage matériel du donné phénoménologique pour prendre position de principe productif, de loi de construction, pour fonctionner, suivant l’expression de Lévi-Strauss, au titre de «puissance de l’objet». Du même coup, la notion d’ordre retrouve une actualité imprévue, tout le problème étant désormais de savoir dans quelle mesure la pensée structurale réussira à s’affranchir de modèles mécanistes dépassés et dans quelle mesure, en retour, la théorie de l’architecture se révélera capable de profiter des progrès, de l’approfondissement d’une méthode dans l’archéologie de laquelle ses objets occupent une place décisive.
Encyclopédie Universelle. 2012.